RETOUR PRESSE - PETIT TRAITÉ DE BÉNÉVOLENCE
Philippe DEGOUY - Juin 2019
La bénévolence, pour "aimer à bout touchant"
Penser à autrui avant soi-même, lui accorder davantage d’attention, tel est l’objectif affiché par la bénévolence. Mieux que la bienveillance, la bénévolence est la forme d’amour de proximité la plus ouverte au plus grand nombre. Et le sujet d’un traité à mettre facilement en pratique.
Romancier (L’Homme qui fuyait le Nobel), auteur de pièces de théâtre, docteur en sciences politiques, Patrick Tudoret publie Un petit traité de bénévolence. Comme une piqûre de rappel bien utile quant à la nécessité de faire le bien autour de soi. Son livre, fort bien documenté et illustré de nombreuses citations, se veut accessible au plus grand nombre. Il permet de mieux cerner la bénévolence et de la concrétiser.
Rencontre avec un auteur tourné vers l’autre. Et qui s’exprime sans langue de bois.
Comment définir la bénévolence? En quoi diffère-t-elle de la notion de bienveillance?
Lorsque l’on veut revenir à l’essentiel, il faut recourir à l’étymologie. Que nous dit-elle? Que la bienveillance, version "moderne" de la bénévolence, en est l’exacte réplique mais pâtit aujourd’hui d’un lourd déficit de sens. Ce mot, transformé en concept managérial, a en effet été spolié de sa véritable signification, à savoir élan et volonté de faire le bien. La veillance étant en fait la veuillance, c’est- à-dire la voulance, exprimant bien cette volonté si fondamentale. Le mot n’est absolument plus compris dans ce sens, mais dans celui de la "veille", attitude positive, mais mise à distance de l’autre, alors que la bénévolence ne peut se repaître que de proximité. On peut tuer à bout portant, mais on n’aime qu’à bout touchant. Il était donc urgent d’exhumer la bénévolence qui, elle, dit ce qu’elle veut dire: vouloir le bien de l’autre, le faire résonner dans sa plénitude. Comme le feraient deux instruments de musique en parfaite harmonie.
Le lecteur pourrait avoir l’impression d’avoir face à lui un concept abstrait, voire élitiste. Vous le niez au fil des pages. Mais comment mettre la béné- volence en pratique au quotidien?
Non seulement la bénévolence n’est pas abstraite, mais elle est encore moins élitiste. Elle est au contraire la forme d’amour la plus accessible au plus grand nombre: l’amor benevolentiae des Latins, des pères de l’Eglise, de saint Thomas d’Aquin, Descartes, La Ramée etc. Elle peut ainsi se déployer au quotidien. Il n’y a pas d’échelle de Richter de la bénévolence, mais sa tessiture est large.Vouloir le bien de l’autre peut aller jusqu’au pardon et au sacrifice (comme celui, récent, du colonel Beltrame qui a tant ému les Français), mais aussi se contenter d’actions à bas bruit, plus discrètes: comme échanger simplement quelques mots avec un SDF, lui montrer de la considération, lui sourire ou lui parler. Avoir l’autre constamment dans son champ de vision quand on fait un choix, ou encore transmettre un certain savoir pour le faire grandir. Aider quelqu’un à apprendre à lire, à écrire... Nombreux sont les exemples.
Pourquoi avez-vous choisi de mettre la bénévolence au cœur de votre vie? Quel a été l’élément déclencheur?
La bénévolence est une manière d’être et d’agir dans cette société. Je suis, à un moment donné de ma vie, parvenu – comme beaucoup – à une forme de désenchantement devant l’état du monde, souvent assez désastreux. Pour autant, la bénévolence qui vient en contrepoint, n’est en rien une galerie de "bons sentiments", une "nunucherie" de plus. Elle est tout sauf de la complaisance et préfère, comme le dit le Titus de l’opéra de Mozart "une vérité qui blesse à un mensonge qui plaît." Cette désillusion, fréquente chez nos contemporains, en conduit beaucoup au cynisme, posture vaguement esthétisante qui finit par les tuer. Pour ma part, j’ai préféré aller mieux vers l’autre, croire un peu plus en lui.
Dans le chapitre "Ces mots qui nous signent et nous saignent", vous déclarez que "dénoncer la tyrannie des bons sentiments est un programme qui me sied." Pourquoi? Qu’est-ce que la tyrannie des bons sentiments?
Je viens d’évoquer dans la réponse à votre question précédente ces faux bons sentiments qui permettent à ceux que j’appelle des "perfuseurs de moraline", de verrouiller tout débat démocratique. De diffuser des discours démagogiques pires que ceux de l’Athènes d’Alcibiade, d’asseoir de nouvelles censures sous le masque trompeur du bien et du bon. On sait que l’Enfer est pavé des meilleures intentions et il y a aujourd’hui dans un certain refus de penser ou plutôt une manière de penser "en vrac", un refus de la nuance qui peut s’avérer suicidaire. Nous sommes dans l’ère binaire du j’aime/ j’aime pas des réseaux dits sociaux.
Plusieurs fois dans votre livre, vous semblez exprimer une grande réserve à l’égard du modèle de société actuel. Est-ce un ressenti fondé?
Je ne suis moi-même en aucun cas ennemi du plaisir, mais en faire une sorte d’horizon indépassable, se couler dans le mouvement pourtant bien désuet du "jouir sans entrave" et de la marchandisation du monde et des êtres, me semble bien court et dangereux. L’Occident privilégié dans lequel nous vivons se signe par un trop plein de vide, la spiritualité en étant trop souvent évacuée tandis qu’elle est partout chez elle ailleurs. Ainsi, là où partout ailleurs il arrive que l’on meure du "pas assez", il est fréquent chez nous de mourir du "trop"... Une société qui privilégie l’Avoir en sacrifiant l’Etre se condamne. De mon point de vue, déployer de la bénévolence dans sa vie, autour de soi, est une manière, bien humble souvent, mais aussi bien réelle, d’y instiller du sens.
La bénévolence est-elle la solution ultime à l’indifférence et à l’individualisme qui gangrènent notre société?
Nos sociétés sont gangrenées par de nombreux maux dont le nihilisme est sans doute le pire. "Le plus inquiétant de tous les hôtes", disait Nietzsche. Il se nourrit d’individualisme, de relativisme, de ce divertissement perpétuel, suceur de cervelles; auquel contribuent des médias surpuissants. Pourtant, face au chaos du monde, l’Homo pseudo sapiens dispose de trois armes de construction massive: l’amour l’art, le sacré. Après presque un siècle de déconstruction métaphysique, il est temps de rebâtir. Dans ce contexte, la bénévolence est déjà un joli programme, une exhortation à aller vers l’autre. "Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui", écrivait Paul Ricoeur, grand penseur de l’altérité.
Votre essai débute par une citation de Bernanos: "L’enfer, c’est de ne plus aimer". Pensez-vous que l’enfer constitue notre avenir?
En effet, ce mot bouleversant de Bernanos constitue le socle de ce livre. Ne plus aimer est un risque auquel a toujours été confrontée l’Espèce humaine. Mais je n’y crois pas. Une solide espérance me tient. Je vois souvent, discrète, agissant à bas bruit, ne faisant pas saillir ses muscles devant une glace, mais opiniâtre, constante, la bénévolence à l’œuvre autour de moi.
En guise de conclusion, y a-t-il, aujourd’hui, quelque chose qui réussit encore à vous impressionner?
A vrai dire, une seule chose m’impressionne vraiment dans ce monde: l’aptitude de certains, croyants ou incroyants, clercs ou laïcs, à faire du bien autour d’eux. Ils sont plus nombreux que l’on croit et donnent corps à ce que nota Victor Hugo peu avant sa mort, plus qu’une devise, un véritable étendard: "Aimer, c’est agir."